CHAPITRE X

Le soir tombait sur le troisième jour suivant l’arrivée de Kaede à Inuyama. Depuis l’instant où elle avait pénétré dans le château, secouée par le palanquin, son humeur n’avait cessé de s’assombrir. Plus encore que Noguchi, Inuyama était un lieu d’oppression et de terreur. Les femmes de la maisonnée étaient encore dans l’accablement du deuil de leur maîtresse, l’épouse d’Iida, morte au début de l’été. Kaede n’avait fait qu’entrevoir leur maître, mais il était impossible d’échapper à l’obsession de sa présence. Il dominait la résidence tout entière, et chacun vivait dans la crainte de ses lubies et de ses fureurs. Personne ici ne parlait ouvertement.

Des femmes aux voix fatiguées et aux yeux vides lui déclamaient des félicitations tout en préparant d’un air apathique ses robes de mariée. Elle se sentait la proie d’un destin funeste.

Passé la première joie de ses retrouvailles avec sa fille, dame Maruyama se montrait inquiète et tendue. À plusieurs reprises, elle avait paru sur le point de se confier à Kaede, mais elles ne restaient jamais très longtemps seules ensemble. Kaede passait ses journées à se remémorer tous les événements du voyage, en essayant de comprendre le dessous des cartes, mais elle devait s’avouer qu’en fait elle ne savait rien. Toutes les apparences mentaient, et elle ne pouvait avoir confiance en personne – même pas en Shizuka, malgré les allégations de la jeune femme. Pour le bien de sa famille, il lui fallait s’armer de courage afin que s’accomplisse son union avec sire Otori. Elle n’avait aucune raison de penser que ce mariage ne se ferait pas comme prévu, et pourtant, elle n’y croyait pas. Il lui semblait aussi lointain que la lune. Mais si elle ne se mariait pas, si de nouveau un homme mourait à cause d’elle, elle n’aurait plus d’autre issue que la mort.

Elle s’efforçait d’affronter cette idée avec courage, mais elle ne pouvait se mentir à elle-même : elle n’avait que quinze ans, elle ne voulait pas mourir, elle voulait vivre – vivre avec Takeo.

La journée étouffante touchait lentement à son terme, et le soleil voilé d’un halo pluvieux plongeait la ville dans une lumière rouge, d’une splendeur irréelle. Kaede était à la fois épuisée et agitée. Elle aspirait à se dépouiller des couches de robes qui l’accablaient, elle avait la nostalgie de la fraîcheur et de l’ombre de la nuit, tout en redoutant le jour nouveau qu’elle amènerait.

— Les seigneurs Otori sont venus au château aujourd’hui, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix d’où elle tenta de bannir toute émotion.

— Oui, sire Iida les a reçus.

Shizuka hésita. Kaede sentit son regard peser sur elle, plein de pitié ; la servante dit doucement :

— Maîtresse…

Elle s’interrompit.

— Qu’y a-t-il ?

Shizuka se mit à parler gaiement du trousseau de mariage, tandis que deux servantes du château passaient dans le couloir, faisant chanter sous leurs pieds le parquet à la voix de rossignol. Quand la rumeur de leurs pas se fut éloignée, Kaede lança :

— Qu’allais-tu me dire ?

— Vous vous souvenez que je vous ai dit qu’il était possible de tuer quelqu’un avec une aiguille ? Je vais vous montrer comment. On ne sait jamais, cela pourrait vous être utile.

Elle sortit une aiguille d’aspect banal, mais en la prenant dans sa main Kaede se rendit compte que c’était en fait une arme miniature, plus solide et plus lourde qu’une aiguille ordinaire. Shizuka lui montra comment la plonger dans l’œil ou dans la nuque d’un adversaire.

— Cachez-la dans l’ourlet de votre manche, maintenant. Faites attention à ne pas vous blesser avec.

Kaede frissonna avec un mélange d’horreur et de fascination.

— Je ne sais pas si je serais capable de m’en servir.

— Il vous est déjà arrivé de donner un coup de couteau à un homme tant vous étiez furieuse.

— Tu es au courant de cette histoire…

— Araï m’a tout raconté. Sous l’effet de la colère ou de la peur, les êtres humains perdent le contrôle de leurs actes. Gardez aussi votre couteau constamment sous la main. Je donnerais cher pour que nous ayons des sabres, mais ils sont trop difficiles à dissimuler. En cas de combat, le mieux est de tuer un soldat le plus tôt possible afín de lui prendre son sabre.

— Que va-t-il se passer ? chuchota Kaede.

— J’aimerais pouvoir tout vous dire, mais c’est trop dangereux pour vous. Je désire juste que vous soyez préparée.

Kaede s’apprêtait à poser une autre question, mais Shizuka murmura :

— Vous devez vous taire : ne rien me demander et ne rien dire à personne. Moins vous en saurez, plus vous serez en sécurité.

On avait attribué à Kaede une petite chambre à l’extrémité de la résidence, voisine de la pièce plus vaste que les femmes de la maisonnée d’Iida partageaient avec dame Maruyama et sa fille. Les deux chambres donnaient sur le jardin qui s’étendait sur le côté sud de la demeure, et Kaede entendait le ruissellement de l’eau et l’ondoiement léger des arbres. Pendant la nuit, elle sentit que Shizuka ne fermait pas l’œil un seul instant. À un moment, elle se redressa et l’aperçut assise en tailleur sur le seuil, silhouette presque indiscernable sur le fond du ciel sans étoiles. Des hiboux hululaient dans les ténèbres, et à l’aube on entendit monter les cris des oiseaux du fleuve. Il commença à pleuvoir.

Elle somnolait, bercée par ces rumeurs, quand des croassements stridents de corbeaux la tirèrent de son sommeil. La pluie avait cessé et la chaleur était déjà intense. Shizuka s’était habillée. En voyant que Kaede était éveillée, elle s’agenouilla près d’elle et chuchota :

— Maîtresse, il faut que j’essaie de parler à sire Otori. Auriez-vous la bonté de vous lever et de lui écrire un poème quelconque ? J’ai besoin d’un prétexte pour me rendre auprès de lui.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Kaede, alarmée par le visage tiré de la jeune femme.

— Je l’ignore. J’attendais quelque chose, la nuit dernière… quelque chose qui ne s’est pas produit. Il faut que je découvre pourquoi.

Elle se mit à parler plus fort :

— Je vais préparer l’encre, maîtresse. Mais vous ne devez pas être si impatiente. Vous aurez toute la journée pour écrire des poèmes convenables.

— Que dois-je écrire ? chuchota Kaede. Je ne sais pas composer de poésie, je n’ai jamais appris.

— Peu importe, quelques lignes sur l’amour conjugal, les canards mandarins, la clématite et le mur feront l’affaire.

Kaede aurait presque pu croire que Shizuka plaisantait, si son expression n’avait été si grave.

— Aide-moi à m’habiller, lança-t-elle d’un ton impérieux. Oui, je sais qu’il est tôt, mais arrête tes jérémiades. Je dois absolument écrire dès maintenant à sire Otori.

Shizuka lui sourit d’un air encourageant, avec un entrain que démentait la pâleur de son visage.

Kaede traça hâtivement quelques caractères, sans savoir ou presque ce qu’elle écrivait, puis ordonna d’une voix aussi forte qu’elle le put à Shizuka de se dépêcher de porter cette missive au logis des Otori. La jeune femme sortit non sans manifester sa mauvaise volonté, et Kaede l’entendit se plaindre doucement aux gardes, qui répondirent par un éclat de rire.

Elle demanda aux servantes de lui apporter du thé. Après l’avoir bu, elle resta assise à contempler le jardin en essayant de calmer son anxiété, de se montrer aussi courageuse que Shizuka. De temps en temps, elle effleurait du doigt l’aiguille cachée dans sa manche ou le couteau qui reposait dans sa robe, lisse et frais au toucher. Elle songea aux leçons de combat qu’elle avait reçues par les soins de dame Maruyama et de Shizuka. Quelle prévoyance les avait guidées ? Elle avait eu l’impression de n’être qu’un pion dans la partie qui se jouait autour d’elle, mais ces deux femmes avaient essayé du moins de la préparer, et elles lui avaient donné des armes.

Shizuka revint moins d’une heure plus tard en rapportant une lettre en retour de sire Otori, qui avait rédigé un poème d’un style aisé et gracieux.

Kaede le regarda.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Ce n’est qu’un prétexte. Il ne pouvait se dispenser de vous répondre.

— Sire Otori se porte-t-il bien ? demanda-t-elle d’un ton cérémonieux.

— Fort bien, et son cœur vous attend avec impatience.

— Dis-moi la vérité, chuchota Kaede.

Elle regarda Shizuka en face, vit une lueur d’hésitation dans ses yeux :

— Sire Takeo… il est mort ?

— Nous ne savons pas.

Shizuka poussa un profond soupir.

— Je vais tout vous dire. Il a disparu avec Kenji. Sire Otori pense qu’il a été enlevé par la Tribu.

— Je ne comprends pas.

Elle se sentit écœurée par le thé qu’elle venait de boire, et se demanda un instant si elle n’allait pas vomir.

— Allons nous promener au jardin pendant qu’il fait encore frais, proposa Shizuka avec calme.

Kaede se leva et crut qu’elle allait s’évanouir. Elle sentit son front se baigner d’une sueur glacée. Shizuka la soutint par le bras et la conduisit sur la véranda. S’agenouillant devant elle, elle l’aida à enfiler ses sandales.

Elles descendirent lentement le chemin au milieu des arbres et des buissons, et le babillage du torrent suffit à couvrir les mots que Shizuka chuchota en hâte à Kaede :

— La nuit dernière, Iida aurait dû être assassiné. Araï n’est plus qu’à une douzaine de lieues d’Inuyama, à la tête d’une immense armée. Les moines guerriers de Terayama sont prêts à s’emparer de la ville de Yamagata. Ce pourrait être la fin de la tyrannie des Tohan.

— Quel rapport avec sire Takeo ?

— C’est lui qui devait être l’assassin. Il devait s’introduire dans le château durant la nuit, mais des membres de la Tribu l’ont enlevé.

— Takeo ? Un assassin ?

Kaede avait presque envie de rire tant cette idée lui paraissait invraisemblable. Puis elle se rappela les songeries obscures où il s’absorbait, le soin qu’il prenait à cacher son adresse. Elle se rendit compte qu’elle ignorait ce que pouvait dissimuler son apparence – cependant elle avait su entrevoir en lui quelque chose de plus. Elle respira profondément, en essayant de reprendre son sang-froid.

— Que signifie cette histoire de Tribu ?

— Le père de Takeo était un membre de la Tribu. Takeo a hérité de lui des talents exceptionnels.

— Comme les tiens, dit Kaede d’une voix neutre. Comme ceux de ton oncle.

— Il a des dons incomparablement plus développés que nous. Mais vous avez raison : nous appartenons nous aussi à la Tribu.

— Es-tu une spécialiste de l’espionnage ? Ou de l’assassinat ? Est-ce pour cela que tu joues le rôle de ma servante ?

— Mon amitié pour vous n’est pas jouée, répliqua promptement Shizuka. Je vous ai déjà dit que vous pouviez vous fier à moi. N’oubliez pas que c’est Araï lui-même qui m’a chargée de veiller sur vous.

— Comment pourrais-je te croire après tous les mensonges que j’ai entendus ? dit Kaede en sentant les larmes lui monter aux yeux.

— Cette fois, je vous dis la vérité, assura Shizuka d’un air sombre.

Dans son émotion, Kaede crut de nouveau défaillir, puis le malaise se dissipa et elle se sentit pleine de calme et de lucidité.

— Mon mariage avec sire Otori, était-ce un prétexte pour qu’il puisse se rendre à Inuyama ?

— Ce n’est pas lui qui l’a arrangé. On lui a imposé cette union comme une condition nécessaire à l’adoption de Takeo. Mais une fois qu’il l’eut acceptée, il comprit qu’elle lui donnait l’occasion d’introduire Takeo dans la citadelle des Tohan.

Shizuka s’interrompit un instant avant de reprendre d’une voix très tranquille :

— Il est possible qu’Iida et les seigneurs Otori veuillent se servir de ce mariage avec vous pour justifier la mort de sire Shigeru. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai été chargée de vous protéger tous deux.

— Ma réputation sera toujours utile, constata Kaede avec amertume en comprenant à quel point les hommes étaient maîtres de son destin, et en disposaient sans aucun scrupule.

Elle se sentait de nouveau au bord de l’évanouissement.

— Vous avez besoin de vous asseoir un instant, dit Shizuka.

Les buissons avaient laissé place à un jardin plus dégagé, offrant une vue sur les montagnes s’étendant au-delà des douves et du fleuve. Un pavillon avait été édifié en travers du torrent, dans une position propice pour recueillir le moindre souffle de vent. Elles y pénétrèrent après avoir marché avec précaution sur les rochers permettant d’y accéder. Des coussins étaient prêts à accueillir les visiteurs, et elles s’assirent dessus. L’eau vive donnait une impression de fraîcheur et des martins-pêcheurs et des hirondelles traversaient le pavillon comme des flèches aux couleurs éclatantes. Dans les pièces d’eau s’étendant plus loin, des lotus épanouissaient leurs fleurs rose pourpre, et quelques iris d’un bleu profond déployaient au bord de l’eau leurs pétales dont la couleur était presque identique à celle des coussins.

— Pourquoi Takeo aurait-il été enlevé par la Tribu ? demanda Kaede en caressant machinalement le tissu de sa robe.

— Les Kikuta, la famille à laquelle il appartient, pensaient que la tentative d’assassinat était vouée à l’échec. Comme ils ne voulaient pas le perdre, ils sont intervenus pour l’empêcher d’agir. Mon oncle a joué un rôle dans cette affaire.

— Et toi ?

— Non, moi, j’estimais qu’il valait la peine d’essayer. À mon avis, Takeo avait toutes les chances de réussir. Du reste, il sera impossible de secouer le joug des Tohan tant qu’Iida sera vivant.

« Je n’arrive pas à en croire mes oreilles, songea Kaede. Me retrouver aux prises avec tant de perfidie. Elle parle du meurtre d’Iida aussi légèrement que s’il s’agissait d’un paysan ou d’un paria. Si quelqu’un surprenait notre conversation, on nous torturerait à mort. » Malgré la chaleur grandissante, elle frissonna.

— Que vont-ils faire de lui ?

— Il deviendra l’un d’eux, et sa vie sera à l’avenir un secret pour le reste du monde, y compris pour nous.

« Donc je ne le reverrai jamais », se dit Kaede.

Elles entendirent des voix sur le chemin, et quelques instants plus tard dame Maruyama, Mariko, sa fille, et Sachie, sa suivante, traversèrent le torrent pour venir s’asseoir à leur côté. Dame Maruyama était aussi pâle que Shizuka, et ses manières avaient subi une transformation indéfinissable. Elle avait perdu une partie de son sang froid imperturbable. Sous prétexte que sa fille voulait jouer au volant, elle l’envoya un peu plus loin avec Sachie.

Kaede s’efforça de mener une conversation normale :

— Dame Mariko est charmante.

— Ce n’est pas une grande beauté, mais elle est gentille et intelligente, répliqua sa mère. Elle est plutôt du côté de son père. Peut-être est-ce une chance pour elle. Même la beauté est dangereuse pour une femme. Mieux vaut ne pas être l’objet du désir des hommes.

Elle sourit avec amertume, puis chuchota à l’adresse de Shizuka :

— Nous avons très peu de temps. J’espère que je puis me fier à dame Shirakawa.

— Je ne vous trahirai pas, dit Kaede à voix basse.

— Dites moi ce qui s’est passé, Shizuka.

— Takeo a été enlevé par la Tribu. C’est tout ce que sait sire Shigeru.

— Je n’aurais jamais cru Kenji capable de le trahir. Quelle amère déception pour le seigneur.

— Il assure qu’il s’agissait dès le début d’un pari désespéré. Il se refuse a blâmer qui que ce soit. Son seul souci, désormais, c’est votre sécurité et celle de l’enfant.

Kaede pensa d’abord que Shizuka faisait allusion à la petite Mariko, mais elle vit le visage de dame Maruyama rougir légèrement. Elle serra les lèvres, sans dire un mot.

— Que faire ? Faut-il que nous essayions de fuir ?

Les doigts pâles de dame Maruyama tordaient nerveusement la manche de sa robe.

— Vous ne devez surtout pas éveiller les soupçons d’Iida.

— Shigeru ne veut pas fuir ? demanda la dame d’une voix blanche.

— Je le lui ai proposé, mais il a refusé. Il prétend qu’il est gardé de trop près. Il a le sentiment qu’il ne survivra qu’à condition de ne montrer aucune peur. Sa seule chance, d’après lui, est d’agir comme s’il avait parfaitement confiance dans les Tohan et dans l’alliance projetée.

— Il veut conclure ce mariage ?

Sa voix monta d’un cran.

— Il veut faire comme si c’était son intention, dit Shizuka avec précaution. Nous devons imiter son exemple, si jamais nous voulons sauver sa vie.

— Iida m’a envoyé des messages me pressant d’accepter de l’épouser, lança dame Maruyama. Je m’y suis toujours refusée pour l’amour de Shigeru.

Elle regarda Shizuka d’un air éperdu.

— Noble dame, implora Shizuka. Ne parlez pas ainsi. Soyez patiente, soyez brave. Tout ce que nous pouvons faire, c’est attendre. Nous devons nous comporter comme si rien d’extraordinaire n’avait eu lieu, et continuer nos préparatifs pour le mariage de dame Kaede.

— Ils vont saisir ce prétexte pour le tuer, gémit dame Maruyama. Elle est si belle, et sa beauté est fatale.

— Je ne veux causer la mort d’aucun homme ! s’écria Kaede, et surtout pas celle de sire Otori.

Ses yeux s’emplirent soudain de larmes, et elle se détourna.

— Quel dommage que vous ne puissiez pas épouser sire Iida pour que ce soit lui qui meure ! s’exclama dame Maruyama.

Kaede tressaillit comme si elle venait d’être souffletée.

— Pardonnez-moi, chuchota la dame. Je ne suis plus moi-même. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je suis folle d’angoisse – pour lui, pour ma fille, pour moi-même, pour notre enfant. Vous ne méritez pas que je vous rudoie ainsi. Vous vous êtes retrouvée mêlée à nos affaires sans aucune faute de votre part. J’espère que vous ne penserez pas trop de mal de moi.

Elle prit la main de Kaede et la serra dans la sienne.

Si ma fille et moi venons à mourir, vous serez mon héritière. Je vous confie mon domaine et mes sujets. Prenez-en soin.

Elle détourna ses yeux pleins de larmes, et regarda le fleuve.

— Si c’est le seul moyen de sauver sa vie, qu’il vous épouse. Mais cela ne les empêchera pas de le tuer ensuite.

Au bout du jardin, des marches taillées dans la muraille descendaient jusqu’aux douves, où deux bateaux de plaisance étaient amarrés. Les marches traversaient une porte, dont Kaede supposait qu’elle devait être fermée à la tombée de la nuit. Pour l’heure, elle était ouverte, et on apercevait à travers les douves et le fleuve. Deux gardes la surveillaient paresseusement, l’air abruti par la chaleur.

— Il fera frais sur l’eau, aujourd’hui, murmura dame Maruyama. Il doit être possible d’acheter les bateliers…

— Je vous le déconseille vivement, noble dame, dit Shizuka d’un ton pressant. Si vous tentez de vous enfuir, vous éveillerez les soupçons d’Iida. Nous avons tout intérêt à nous concilier ses bonnes grâces en attendant qu’Araï soit plus près.

— Araï n’approchera pas d’Inuyama tant qu’Iida sera vivant, déclara dame Maruyama. Il ne se risquera pas à l’assiéger. Nous avons toujours considéré ce château comme imprenable. Il ne peut tomber que de l’intérieur.

Elle se détourna du fleuve pour fixer de nouveau le donjon.

— Nous sommes pris au piège. Cette forteresse nous tient en son pouvoir. Il faut pourtant que je m’en échappe.

— Ne prenez pas de décisions inconsidérées, plaida Shizuka.

Mariko revint en se plaignant qu’il faisait trop chaud pour jouer. Sachie la suivait.

— Je vais la ramener dans nos appartements, dit dame Maruyama. Elle a ses leçons à suivre, après tout…

Sa voix se brisa, et ses yeux s’emplirent de nouveau de larmes.

— Ma pauvre enfant, murmura-t-elle. Mes pauvres enfants.

Elle joignit ses mains sur son ventre.

— Venez, maîtresse, dit Sachie. Vous avez besoin de vous étendre.

Bouleversée de compassion, Kaede avait également les larmes aux yeux. Elle avait l’impression que les pierres du donjon et des murailles allaient l’écraser. Le chant strident des grillons finissait par engourdir la pensée, le sol semblait réverbérer la chaleur. Dame Maruyama avait raison, se dit la jeune fille : ils étaient tous pris au piège, et il n’y avait pas moyen de s’échapper.

— Voulez-vous rentrer ? lui demanda Shizuka.

— Restons un moment ici.

Kaede se rappela qu’elle avait encore un autre sujet à aborder.

— Tu as l’air de pouvoir aller et venir à ta guise, Shizuka. Les gardes ont confiance en toi.

Shizuka hocha la tête.

— J’ai hérité de quelques talents de la Tribu, dans ce domaine.

— De toutes les femmes de ce château, tu es la seule qui pourrait s’échapper.

Kaede hésita, ne sachant comment formuler ce qu’elle croyait son devoir de dire. Elle lança pour finir de but en blanc :

— Si tu veux partir, va-t-en. Je ne veux pas que tu restes à cause de moi.

Puis elle se mordit les lèvres et détourna vivement la tête, car elle ne savait comment elle ferait pour survivre sans cette fille sur qui elle avait fini par compter.

— Le plus sûr pour nous, c’est qu’aucun de nous n’essaie de s’enfuir, chuchota Shizuka. Mais de toute façon, il est hors de question que je m’en aille. À moins que vous ne m’en donniez l’ordre, je ne vous quitterai jamais. Nos destins sont liés, désormais.

Elle ajouta, comme si elle se parlait à elle-même :

— Il n’y a pas que les hommes qui aient de l’honneur.

— C’est sire Araï qui vous a envoyée à moi, observa Kaede, et vous me dites que vous faites partie de la Tribu, laquelle s’est emparée de force de sire Takeo. Êtes-vous vraiment libre de vos décisions ? Avez vous le choix de l’honneur ?

— Pour une personne sans éducation, dame Kaede est loin d’être ignorante, dit Shizuka en souriant.

A ces mots, Kaede se sentit un instant le cœur plus léger.

Elle passa la plus grande partie de la journée au bord de l’eau, sans déjeuner ou presque. Les dames de la maisonnée la rejoignirent pendant quelques heures, et elles parlèrent de la beauté du jardin et des préparatifs du mariage. L’une d’elles s’était rendue à Hagi, qu’elle décrivit avec admiration. Elle raconta à Kaede plusieurs légendes du clan des Otori, et fit allusion en chuchotant à leur ancien antagonisme avec les Tohan. Elles se déclarèrent toutes enchantées de voir cette querelle bientôt terminée grâce à Kaede, et lui affirmèrent que sire Iida se réjouissait de tout son cœur de cette alliance.

Ne sachant que répondre, consciente de la perfidie que dissimulaient ces projets de mariage, Kaede se réfugia dans une timidité affectée. Son visage lui faisait mal à force de sourire, mais elle ouvrait à peine la bouche.

Elle aperçut soudain sire Iida en personne, qui traversait le jardin en direction du pavillon. Trois ou quatre hommes de sa suite l’accompagnaient.

Les dames se turent sur-le-champ et Kaede appela Shizuka :

— Je crois que je préfère rentrer. J’ai mal à la tête.

— Je vais démêler vos cheveux et vous masser le crâne, dit la servante.

De fait, le poids de sa chevelure semblait soudain insupportable à Kaede. Son corps était moite, sa peau irritée sous la masse des robes. Elle aspirait à la fraîcheur, à la nuit.

Quand elles s’éloignèrent du pavillon, cependant, sire Abe quitta le petit groupe d’hommes pour s’avancer vers elles à grandes enjambées. Shizuka s’agenouilla aussitôt, tandis que Kaede s’inclinait, mais moins profondément.

— Dame Shirakawa, dit-il. Sire Iida désire vous parler.

S’efforçant de cacher sa répugnance, elle retourna au pavillon où Iida était déjà installé sur les coussins. Les femmes s’étaient placées en retrait et s’absorbaient dans la contemplation du fleuve.

Kaede s’agenouilla sur le parquet, le front dans la poussière, consciente du regard acéré du seigneur dardant sur elle ses yeux brûlants comme du métal en fusion.

— Vous pouvez vous asseoir, lança-t-il.

Sa voix était rude et les tournures polies semblaient mal à l’aise dans sa bouche. Elle sentait le regard fixe de ses hommes, le silence pesant qui lui était devenu familier, où le désir se mêlait à l’admiration.

— Shigeru est un heureux mortel, déclara Iida.

Les hommes éclatèrent d’un rire qu’elle trouva chargé de menace et de malveillance. Elle pensait qu’il allait lui parler du mariage ou de son père, qui avait déjà envoyé des messages pour prévenir qu’il ne pourrait venir du fait de la maladie de sa femme.

Elle fut d’autant plus surprise quand il demanda :

— Je crois qu’Araï est une de vos vieilles connaissances.

— Je l’ai rencontré quand il était au service de sire Noguchi, répondit-elle prudemment.

— C’est à cause de vous que Noguchi l’a exilé. Une grave erreur, qu’il vient de payer lourdement. Il semble maintenant que je doive m’attendre à avoir affaire avec Araï sur le pas de ma porte.

Il poussa un profond soupir.

— Votre mariage avec sire Otori n’aurait pu survenir à un moment plus favorable.

Kaede se répéta : « Je ne suis qu’une fille ignorante, élevée par les Noguchi, loyale et sotte. Je ne sais rien des intrigues des clans. »

Elle le regarda avec un visage inexpressif de poupée et s’écria d’une voix de petite fille :

— Je n’ai d’autre désir que de contenter sire Iida et mon père.

— Vous n’avez rien entendu au sujet d’Araï, pendant votre voyage ? Shigeru n’en a jamais parlé ?

— Je n’ai eu aucune nouvelle de sire Araï depuis qu’il a quitté sire Noguchi, assura-t-elle.

— On dit pourtant qu’il était un de vos champions les plus ardents.

Elle osa lever la tête, le regard protégé par ses cils.

— On ne peut me tenir pour responsable des sentiments des hommes à mon égard, noble seigneur.

Leurs yeux se rencontrèrent un instant. Il la regardait intensément, comme un prédateur. Elle sentit qu’il la désirait, lui aussi, comme tous les autres, excité et tourmenté à l’idée qu’elle apportait la mort.

L’écœurement la gagna. Elle songea à l’aiguille cachée dans sa manche, l’imagina en train de s’enfoncer dans la chair de cette brute.

— C’est vrai, admit-il, pas plus qu’on ne peut blâmer un homme s’il vous admire.

Il tourna la tête et s’adressa à Abe :

— Vous aviez raison. Elle est exquise.

Il parlait d’elle comme d’une chose, d’un objet d’art.

— Vous vous apprêtiez à rentrer, dame Shirakawa ? Je ne veux pas vous retenir. Il me semble que votre santé est délicate.

— Sire Iida.

Elle s’inclina de nouveau jusqu’au sol et recula à genoux jusqu’à l’entrée du pavillon. Shizuka l’aida à se relever et elles s’éloignèrent.

Elles n’échangèrent pas un mot avant d’être de retour dans la chambre. Kaede chuchota alors :

— Il sait tout.

— Non, dit Shizuka en prenant le peigne et en commençant à s’occuper des cheveux de la jeune fille. Il n’a pas de certitude. Il ne peut rien prouver. Vous avez été parfaite.

Elle entreprit de masser le cuir chevelu et les tempes de Kaede. Celle-ci sentit sa tension se relâcher peu à peu, et s’appuya contre elle :

— Je voudrais aller à Hagi. Tu viendras avec moi ?

— Si cela arrive un jour, vous n’aurez pas besoin de moi, répliqua Shizuka en souriant.

— Je crois que j’aurai toujours besoin de toi, murmura Kaede.

Elle continua d’une voix teintée de mélancolie :

— Peut-être serais-je heureuse avec sire Shigeru, si je n’avais pas rencontré Takeo, si je n’étais pas tombée amoureuse de…

— Chut ! fit Shizuka en soupirant sans cesser de faire travailler ses doigts habiles.

— Nous pourrions avoir des enfants, reprit Kaede d’un ton rêveur, alangui. Rien de tout cela ne sera possible, maintenant, et pourtant il faut que je fasse comme si j’y croyais.

— La guerre peut éclater d’une minute à l’autre, chuchota Shizuka. Nous ignorons ce qui se passera dans les prochains jours, pour ne rien dire de l’avenir plus lointain.

— Où peut se trouver sire Takeo en cet instant ? Tu le sais ?

— S’il est encore dans la capitale, il doit être caché dans l’un des refuges secrets de la Tribu. Mais il est possible qu’ils l’aient déjà fait sortir de la province.

— Le reverrai-je un jour ? demanda Kaede.

Mais elle n’attendait pas de réponse, et Shizuka ne dit rien. Ses doigts bienfaisants continuaient leur ouvrage. De l’autre côté des portes ouvertes, le jardin chatoyait dans la lumière brûlante, le chant strident des grillons était plus assourdissant que jamais.

La journée s’éteignit lentement et les ombres commencèrent à s’allonger.

Clan Des Otori
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